Pendant longtemps, l’un des grands combats féministes aura été de lutter contre ceux qui utilisent le mot « fille » à la place du mot « femme ». En effet, le mot « femme » était décrit comme considérablement supérieur au mot « fille », en termes de dignité, de force, bref à tout égard. Chacun a à l’esprit les descriptifs associés au mot « femme », par exemple le grand classique « on ne naît pas femme on le devient », qui mettait l’accent sur les expériences acquises au cours de la vie, ou alors en anglais l’expression « strong and independent », forte et indépendante, qui se comprend aisément. En psychiatrie, on enseignait même que le supposé syndrome de Peter Pan, par lequel une personne refuse de grandir pour faire simple, ne pouvait frapper que les garçons, les petites filles étant immunisées contre cet obstacle dans leur devenir-femme. Tout cela pourrait être fini. Depuis peu, une nouvelle vague submerge la culture notamment anglophone occidentale : celle dite « girly », un néologisme à partir du mot « fille ». Désormais, le mot « girl » est partout : dans les films, dans la musique, dans les repas (ne faites vous pas un « girl dinner »?), dans la socialisation et le travail (n’êtes vous pas une « busy girl »?). De plus en plus d’articles de recherche portent sur le sujet. L’une des figures de proue du mouvement pourrait n’être autre que le phénomène Taylor Swift. Pour qui se questionnerait sur la tout à fait extraordinaire domination intellectuelle et culturelle de Taylor Swift sur la vie dans l’espace anglophone, la réponse pourrait être assez simple : Taylor Swift, bien plus que d’autres, incarne la philosophie « girly ». Non, il ne s’agit pas d’une question d’âge, ni même de genre : les garçons utilisent de plus en plus le vocabulaire à base de « girl » pour eux-mêmes. Et question âge, Taylor Swift réussit un coup de maître : tout en célébrant les différentes époques de sa vie, ses différents styles et tout ce qu’elle a vécu, ce qui normalement est la définition même de la maturité et donc du fait d’être adulte et femme pour ne pas dire femme mûre, Taylor Swift incarne parfaitement l’esprit « girly ». S’agit-il d’une simple mode ? Probablement. D’un phénomène commercial ? Sans doute. Mais il pourrait s’agir d’un phénomène plus profond et plus intéressant. Le très féministe Guardian a récemment consacré une étude captivante au sujet. Pour le Guardian, le mot « femme » est bien trop sérieux. Femme et féminisme renvoient à des combats, à des questions de droits, à des problèmes de carrière et de travail. A l’inverse, « girl » ou « girlies » est amusant, rêveur, bref synonyme de bons moments sans prise de tête. A y réfléchir, je pense qu’il est difficile de mieux résumer notre temps : en Occident, désormais, il ne faut pas réfléchir, conceptualiser, penser l’avenir ou des choses qui nous dépassent. La politique, c’est du passé : il y a des technocrates qui s’en chargent. Les idées ou convictions, c’est tellement ringard : il suffit de ne pas dire des choses politiquement incorrectes, et tout le reste on s’en moque. La vie, c’est tester les coupes de cheveux, regarder des vidéos et rire entre nous sur la façon de mettre des chaussettes. Pourquoi pas, après tout. Dans le système actuel de l’État totipotent, du contrôle total de la vie privée et le polissage de l’espace médiatique et culturel, être « girlie » est l’une des seules façons de survivre. C’est mieux que l’alcoolisme généralisé pendant le communisme en Europe de l’Est. Toutefois, difficile de qualifier un tel modèle d’existence de couronnement de l’aventure humaine. Plutôt de signe annonciateur d’effondrement humain.
La Chronique atypique de Josef Schovanec, un regard décalé
Le mardi • 20h30 • 6 min
Josef Schovanec est autiste et malicieux. Chaque semaine, il observe les comportements des « normaux » et en dévoile les étrangetés dont nous n’avions pas conscience.
Visiter la page de l'émission